S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres.
Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour.
Les inviter à s'ébrouer.
Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.
samedi, mai 19, 2012
cet invisible du trop visible
"[...] Ecrire, au fond, c'est essayer de faire s'écouler, par les canaux mystérieux de la plume et de l'écriture, toute la substance, non seulement de l'existence, mais du corps, dans ces traces minuscules qu'on dépose sur le papier. N'être plus, en fait de vie, que ce gribouillage à la fois mort et bavard que l'on a déposée sur la feuille blanche, c'est à cela qu'on rêve quand on écrit. Mais à cette résorption de la vie grouillante dans le grouillement immobile des lettres, on n'arrive jamais. Toujours la vie reprend en dehors du papier, toujours elle prolifère, elle continue, jamais elle ne parvient à se fixer sur ce petit rectangle, jamais le lourd volume du corps ne parvient à se déployer dans la surface du papier, jamais on ne passe à cet univers à deux dimensions, à cette ligne pure du discours, jamais on arrive à se faire assez mince et assez subtil pour n'être rien d'autre que la linéarité d'un texte et pourtant c'est à cela qu'on voudrait parvenir.
[...] Je me place résolument du côté des écrivants, de ceux dont l'écriture est transitive. Je veux dire du côté de ceux dont l'écriture est destinée à désigner, montrer, manifester hors d'elle-même quelque chose qui, sans elle, serait restée sinon cachée, du moins invisible. C'est peut-être là qu'existe , malgré tout, pour moi, un enchantement de l'écriture. Je ne suis pas un écrivain car l'écriture telle que je la pratique, l'infime petit travail que je fais tous les matins, n'est pas un moment à rester érigé sur son socle et à se tenir debout à partir de son propre prestige. Je n'ai pas du tout l'impression ni même l'intention de faire une oeuvre. J'ai le projet de dire des choses.
[...] j'essaie simplement de faire apparaître ce qui est très immédiatement présent et en même temps invisible. Mon projet de discours est un projet de presbyte. Je voudrais faire apparaître ce qui est trop proche de notre regard pour que nous puissions le voir, ce qui est là tout près de nous, mais à travers de quoi nous regardons pour voir autre chose. Rendre une densité à cette atmosphère qui, tout autour de nous, nous assure de voir loin de nous les choses, rendre sa densité et son épaisseur à ce que nous n'éprouvons pas comme transparence, c'est là un des projets, un des thèmes qui me sont absolument constants. Egalement arriver à cerner, à dessiner, à désigner cette espèce de tache aveugle à partir de laquelle nous parlons et voyons, à ressaisir ce qui nous rend possible le regard lointain, à définir la proximité qui tout autour de nous oriente le champ général de notre regard et de notre savoir. Saisir cette invisibilité-là, cet invisible du trop visible, cet éloignement de ce qui est trop voisin, cette familiarité inconnue est pour moi l'opération importante de mon langage et de mon discours."
Dernier matin à Cudrefin, j’aperçois le
grand-père de Raphu en train de faucher l’herbe autour de chez eux. Je
m’approche pour le saluer.
« Tu
sais pourquoi je fais ça à la main ?!? Non ?!? Viens, j’vais t’les
montrer. »
Il revient alors sur ses pas pour
m’indiquer de minces traînées brillantes, au bout desquelles avancent cahin-cahaac de gros escargots débraillés.
« Il
en reste tellement peu, comme les oiseaux, alors je n’ai pas le cœur de les
tuer. Si je coupe à la machine, tout y passe. »
L’après-midi, quand je suis allé embrasser
sa femme, elle m’a dit qu’elle avait un moment pensé faire piquer leur chat,
qui a de plus en plus de peine, sans parler d’une maladie qui lui attaque les
oreilles. Mais son mari n’a pas voulu, il aimerait y croire encore un peu.
Plus tôt, lorsque le soleil commençait à
s’étirer, j’étais monté dire au revoir à mon amie. Je l’ai vue seule dans le parc,
allongée tout près de l’endroit où on avait nos habitudes. Elle poussait des
cris inquiétants. J’ai hâté le pas. Elle était en train de mettre bas ;
deux pattes se frayaient péniblement un chemin aux antipodes du museau. J’allais
me mettre à courir en direction de la ferme quand j’ai vu quelqu’un qui
arrivait, essoufflé.
« Bonjour ! »
« Bonjour ! »
« J’allais
justement venir vous chercher. C’était pas prévu aussi
tôt ?!? »
« Ah
ça non, on pensait pas avant la semaine prochaine. Mais bon, ça a l’air d’aller
mieux que c’que j’craignais d’loin. C’est son premier, pis c’est apparemment
pas un petit ; elle va le sentir passer, ça c’est certain. Merci en tout
cas. »
Ce sont des instantanés qui vont rester
gravés, que j’activerai quand cela me sera nécessaire ; souvent. Il y en
aura plusieurs dans le même mouvement.
Il y avait ses bâches, dans les champs,
notamment celles sur de la rhubarbe, pas loin du Mont-Vully, cet endroit
merveilleux d’où l’on devine une partie de la frimousse des trois lacs. Il y
avait ses bâches qui se soulevaient, s’aplatissaient ; qui s’étiraient,
s’alanguissaient.
Il y a eu aussi trois ânes, derrière la
gare d’Ins, qui m’ont parlé d’un ami qui m'est cher, correspondant précieux dont je suis sans nouvelles
depuis quelques semaines. Ils n’en savaient pas plus, mais m’ont avoué avoir
très envie que je les prenne en photo
pour son asinothèque.
Il y a eu la lecture d’un poème de Ruy
Bello à la Portugaise qui travaillait en cuisine. Il y a eu l’émotion dans ses
yeux et dans sa voix, elle qui n’avait jamais entendu parler du monsieur, elle
qui était déjà tellement touchée de pouvoir parler dans sa langue avec un
Suisse. Ruy Bello qui, dans un de ses textes, dit qu’il s’assied à côté du
printemps.
Et tout était possible
« Dans
ma jeunesse avant d’être sorti
de la
maison de mes parents disposé à voyager
je
connaissais déjà le ressac de la mer
des
pages des livres que j’avais déjà lus
Arrivait
le mois de mai tout était fleuri
le rouleau
des matins se mettait à avancer
et il
suffisait d’écouter le rêveur parler
de la
vie comme si elle avait eu lieu
Et
tout se passait dans une autre vie
et il
y avait pour les choses toujours une sortie
Quand
est-ce que cela fût ? Moi-même je ne sais le dire
Je
sais seulement que je tenais le pouvoir d’un enfant
entre
les choses et moi il y avait un voisinage
et
tout était possible il suffisait de vouloir »
Il y a eu le père de Luca qui parlait
d’arrosoir, de chevaux, de la terre et d’autres infinies tendresses qui se
déplacent de son regard jusque dans ses avant- bras. Des avant-bras d’homme qui
ne s’est pas souvent reposé, qui commence parfois à s’écouter davantage, « parce que le corps a ses limites »,
comme il m’a gentiment glissé entre deux gorgées.
Il y a eu Gian, répondant « mes
mains » à la question « Quel est votre trait de caractère
principal ?!? ». Quand je lui ai fait remarquer qu’il n’avait
peut-être pas compris la question, il m’a dit que oui, mais que tout ce qu’il
pensait, que la manière dont il se mettait en relation, avec le monde et avec
les autres, cela passait chez lui par les mains.
Penser avec les mains, souvent j’y reviens.
Il y a eu les foulées jusqu’au canal de la
Broye, avec Luca ; l’avancée jusqu’à son extrémité ; le lac, offert
alors dans sa longueur, redevenu moins occupé.
Il y a eu une pizza à Morat, avec un des
hommes de ma vie ; il y a eu tout ce qui se mettait en place en moi
pendant qu’il m’esquissait ses projets.
Il y a eu le tableau de Modigliani qui a
pris vie, m’a enveloppé dans un fulgurant précipité d’intensité, puis s’est
enfui tellement vite que je me demande encore si j’ai rêvé.
Après mon mois lacustre, c’était la Toscane
qui nous attendait. Le deuxième jour, nous sommes allés manger au bord de la
mer, il y avait de l’écume jusque dans le ciel, on ne savait pas si c’était les
nuages ou les collines qui se déplaçaient dans une palette de gris. On s’est
réfugié derrière une baie vitrée. On s’est régalé.
Pour une fois, je n’avais pas pris trop de
livres avec moi, j’avais calculé « pile poil », comme on dit. Dans ma
besace,
il y avait « Crépuscule d’automne » de Cortazar. Il m’a
glissé ceci à l’oreille, un soir:
« Je n’ai jamais voulu de papillons
cloués dans un carton ; je cherche une écologie poétique, me guetter et
parfois me reconnaître à partir de mondes distincts, de choses que seuls les
poèmes n’ont pas oublié et conservent pour moi comme de vieilles et fidèles
photographies. Ne pas accepter un autre ordre que celui des affinités, une
autre chronologie que celle du cœur, un autre horaire que celui des rencontres
à contretemps, les véritables. »
Lorsque c’est un ciel d’été qui est revenu
nous chapeauter, nous avons pris nos quartiers sur une plage isolée, où nous
étions pour ainsi dire les seuls "pelés". Un après-midi, une coccinelle, une
« bête à bon Dieu » dirait ma grand-mère, marque de la bonne santé d'un jardin puisqu'elles "rupent" les pucerons, s’est posée sur mon sac,
sans daigner le quitter pendant les heures qui ont suivi. C’est que je lui
faisais la lecture.
Le jour de la rentrée au bercail, nous
avons, de bon matin, laissé encore un peu de saveur marine nous parcourir dans
un café où nous avons nos « habitudes ». Il y avait là le fantôme de Saramago
qui lisait la Gazzetta. Pour passer incognito, il avait mis une moustache. Il
ne savait pas qu’un tordu comme moi passerait dans les parages, mais il ne
s’est pas laissé démonter pour si peu, et s’est contenté d’un haussement
d’épaules amusé quand je l’ai salué en portugais.
Il aura suffi de deux jours un peu plus chauds pour que le
Chasseral ne se targue plus que de minces zébrures blanches ; il s’est
retrouvé tout d’abord tacheté, puis, aujourd’hui, seules quelques lignées de
neige contrarient sa calvitie habituelle ; avec ce cure-dent qui permet de
le distinguer sans hésiter. C’est une antenne dites-vous ? Oui, merci.
J’ai commencé ce déblogage sur un banc, au port de Cudrefin,
derrière une cabane qui me protégeait du vent. Un monsieur qui nous avait vus
nous mettre à l’eau, le jour précédent, s’est approché pour bavarder ; il
m’a parlé d’un ami qui s’est « hydrocuté » ici-même, il y a quelques
années. « Pas eu le temps de faire
quoique ce soit, il est devenu bleu, et l’affaire était entendue. »
Il a alors regardé une partie de la planche-contact de sa
vie qui s’agitait à la surface du lac.
« Tiens, voilà un
cygne, longtemps qu’on l’a pas revu celui-là ! »
C’était d’un bateau qu’il s’agissait.
« Ils ressortent
les petites embarcations, ils veulent faire des économies. De toute façon, y a
jamais personne dans ces machins. »
Puis ses amis sont arrivés. Les discussions n'ont pas tardé à
aller bon train, me permettant de reprendre le mien : celui de l’écriture
et de ses proches lointains.
Le vent « tirait », comme ils disent ; son
objectif: ébouriffer ce paysage trop calme. Il ne mettait pas dans le mille,
mais l’agitation des mâts et les ondulations lacustres rendaient tout de même
cette fixité un chouilla moins lisse. Un enfant sage qui a renversé un fond de
verre par terre, sans le faire exprès ; c’est souvent ça, les
chamboulements en Helvétie.
Samedi dernier, Fribourg au programme. Pique-nique sous de
vieux souvenirs. J’aime mieux qu’ils me chapeautent et m’orientent, plutôt que
de m’asseoir dessus ; pour autant que j’arrive à ne pas me laisser
étouffer.
Derrière le café de la Marionnette, qui va fermer pour
divergences d’intérêts entre les propriétaires de l’endroit et le type génial
qui fait vivre le lieu depuis cinq ans, j’ai regardé des enfants jouer au foot
comme des grands. Puis je suis allé
ajouter un petit affluent à la Sarine, près des derniers instants du Gottéron ;
la rivière m’a dit apprécier cette caresse nouvelle qui prenait sa source dans
mes yeux.
Elle a ajouté que cette tristesse contenue, amoncelée depuis des années, c’était important qu’elle
ne se cache plus, qu’elle lave enfin cette colère sourde qui me porte et me
déporte dans le même mouvement irrésolu.
« Arrête voir de
t’empêtrer dans des refus et des indignations, tes colles ! Secoue-te voir un peu, cré nom, et fais
quelque chose de concret ! »
Okay mec, j’vais me rhabiller avec plus de légèreté, mais le
pas et le regard décidés ; ça commence à bien faire ces sermons « ensanglotés »
qui s’accrochent à ma sacoche.
Je vais repartir sur les traces de Vila-Matas et du titre
interpelant d’un de ses derniers petits ouvrages : « Perdre des
théories ». Je vais aussi retravailler à ma sauce celui du François Deblüe,
qui est dans ma besace : « Entretien d’un sentimental avec son
mur. »
Cela pourrait devenir « Egarer certains principes »
et « Digressions d’un blaireau avec son baluchon ». Pas certain de
faire un carton, mais ça me permettra peut-être d’aller à nouveau de l’avant.
Je pensais à tout ça en montant en direction de « Coup
d’pouce ». J’ai d’abord marché dans la rue des archives, où j’ai pris
quelques nouvelles de mes erreurs passées, puis j’ai gravi celle des zigzagues,
je restais en quelque sorte dans le même registre. Arrivé au sommet de ma
petite ascension, je me suis fait renverser par un mélange d’ail des ours et de
je-ne-sais-quoi, une odeur étourdissante qui se dégageait du bord de la
route ; c’était bien de se sentir vivant par l’entremise de mes sens, pas
seulement de mes sentiments flageolants.
J’ai ensuite salué le bastion de résistance potagère qui
survit au pied du futur pont de la Poya, décalage sympathique à deux pas de ce
chantier impressionnant.
Chez « Coup d’pouce », j’ai trouvé quelques
bouquins, soit une petite pile de cadeaux potentiels ; je respire mieux
quand je sais que je peux dégainer un livre à chaque coin de rue, pour donner
de l’ampleur à une rencontre, ou juste un écho ; allez comprendre.
Je me suis ceci dit fait une amie à qui je ne pourrai pas
remettre de bouquin ; elle fait sa belle dans un champ tout près du
Moulin : une vache joueuse qui, après s’être un peu méfiée, a décidé que
j’étais un interlocuteur valable. Elle vient donc me raconter des anecdotes
bovines quand je m’assieds tout près de son enclos. On se marre bien.
Et puis il y a les arbres fruitiers, qui arborent leur
floraison printanière pour mettre un festival de couleurs dans la paume de mon
cœur.
J’ai commencé ce déblogage sur un banc, au port de Cudrefin,
et j’y suis revenu pour conclure. Moins
d’agitation dans l’air, c’est un clapotis léger qui me berce. Un couple est
assis à côté de moi. Max, Léon et Guillaume, trois autres enseignants, ne sont
pas loin ; ils n’avaient pas besoin d’appuyer leur dos, contrairement à
papy katch. L’un d’entre eux m’a imprimé un entretien dans lequel Deleuze parle
des nouveaux philosophes ; j’en extrais un passage qui est bien dans le
désert du temps :
« Or, les
élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une
grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de
percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille
déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le
seuil habituel de connerie monte. »
Et puis un autre à quoi s’accrocher, qui est une manière
intéressante de condenser ce que j’ai apprécié pendant le mois ici :
« Les philosophes
doivent venir de n’importe où : non pas au sens où la philosophie
dépendrait d’une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque
rencontre en produit, en même temps qu’elle définit un nouvel usage, une
nouvelle position d’agencements – musiciens sauvages et radios pirates. »
J’ai commencé ce déblogage sur un banc, au port de Cudrefin,
et j’y suis revenu pour conclure. Je regarde l’autre rive, celle où l’on m’a
lancé dans la vie ; je pense aussi aux autres rivages où j’ai ensuite
décidé de me jeter tout seul. Pas de bilan à faire, s’il est un refus que je ne
remettrai jamais en cause, c’est celui de m’en remettre aux chiffres.
Non, pas
de bilan, mais un sentiment de frustration tout de même, alors il va s’agir de
remédier à ça, pour qu’être extra-ordinaire ne signifie pas surtout être trop
souvent solitaire.
Non, pas de bilan, mais la musaraigne s’en est allée, et c’est
à une violente mise en faillite que je suis confronté.
S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres.
Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour.
Les inviter à s'ébrouer.
Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.
« Cours autant que peuvent te porter tes jambes, cours d’un ouragan à l’autre et élève ton petit cœur comme une supplique adressée aux plaines où se bousculent les lettres et les étourneaux. [...]. N’y a-t-il pas dans ta voix le fracas d’une rupture ? »
Salim Barakat, Le criquet de fer