katchdabratch

S'engouffrer dans le sillon de mots indociles; y façonner des points d'appui, pour soi et quelques autres. Pétrir les silences qui sont une partie du terreau où s'ensemence ce qui nous dispose dans le jour. Les inviter à s'ébrouer. Apparaît alors parfois une ouverture, elle offre au souffle un fragment de miracle: ne plus craindre la douceur.

vendredi, mars 29, 2013

mon âme marche avec moi









Il y a beaucoup d'arbres qui courent dans ma tête. D'oiseaux aussi. Ceci dit, en cette période d'élagage partiel, plus que de les voir joncher le sol ou s'égailler dans de vigoureux battements d'ailes, j'avais craint que les mots, à la Brévine, gèlent et se fissurent. La Sibérie de la Suisse, dit-on. La semaine précédente, le thermomètre était allé gratter le menton des moins trente degrés. Mais le jour en question, nos couches supplémentaires ont vit été excédentaires.

Arrivés depuis peu, Luca, qui avait concocté le programme de la journée, et moi, qui me réjouissais d'en être, nous étions glissés dans une brocante, en ressortant une vingtaine de minutes plus tard en bonne compagnie: Michaux, Corinna Bille et Haldas. "C'est fou comme les choses voyagent", avait laissé échapper la dame tricotant ses journées au-milieu des vieilleries de l'endroit.

C'est fou comme les choses voyagent. Tellement que c'est dans une vieille cahute verte transformée en bateau bleu que nous avions bu l'apéro, après avoir fait le tour du lac des Taillères. Celui qui a réalisé cet endroit avec l'aide de son beau-fils vient de Montpellier  a travaillé un peu partout, notamment dix ans dans les îles. Il est venu ici parce qu'il ne voulait pas rester éloigné de sa fille, aujourd'hui maman. Spécialités de mer et de montagne, dit le panneau à l'entrée de sa bicoque faite de bric et de broc accumulés au fil des années. La spécialité de l'endroit, je vous le dis comme je l'ai ressenti, c'est lui.

Attablés quand nous sommes arrivés, des gaillards du coin tapaient un brin de conversation; ils n'ont pas semblé absolument mécontents d'avoir du public. Puis n'est resté que l'un d'entre-eux, ancien marchand de bétail; à l'époque, il descendait souvent à Yverdon pour livrer ses bêtes. Il nous a raconté quelques anecdotes, le patron enchaînant ou nous en apprenant un peu plus sur ce lieu sorti de son imagination.

Attentif à ses élucubrations, j'ai noté le nom d'un type selon lui légendaire, qui vivait à Champagne; je suis allé vérifier l'information auprès de ma grand-mère, qui m'a confirmé l'histoire. Ajoutant que c'était un sacré fêtard, et que mon grand-père "en avait pris de belles" avec lui.

Champagne où je me suis baladé le long de l'Arnon. Il y a eu, un moment, une odeur de terre retournée qui a retourné d'autres terres, en moi; dans leurs sillons fertiles, tout une série d'émois.

Un peu plus tard, j'ai croisé "le Wiliam", un mec impayable, une nonantaine d'années au compteur, qui a, un jour, rentrant complètement bourré d'une expédition en vélomoteur dans les hauteurs, percuté de plein fouet le mur de l'ancienne poste. Bam, la tête la première. Sans casque. Il s'est vite requinqué. Ou disons qu'il n'en n'est pas sorti beaucoup plus déglingué. Le jour où je l'ai vu, il voulait que je lui "emmode" sa faucheuse, sur le trottoir. Je lui ai dit d'aller jusqu'à son pré, que je le rejoindrai. Il a très vite oublié, où il était, où il allait, qui j'étais; mais pas ce qu'il voulait:

"Dis, tu pourrais m'emmoder ma machine, j'arrive plus l'faire tout seul."

"Oh William, t'en es à quelle page?!? T'as reconnu mon petit fils?!? Tu vas où avec ton engin?!? Puis, une fois que l'énergumène s'est éclipsé: Tu sais qu'ils ne se parlent plus, avec monsieur Coigny, son voisin. Ce dernier, plus âgé que lui, est persuadé qu'il lui pique des choses. Il a ajouté qu'il pouvait bien crever devant chez lui, il le finirait à coups-de-pied. Il me l'a dit exactement comme ça."

Ce même Coigny, alors que je lui confiais: "Vous savez, après plusieurs hivers passés en partie hors de Suisse, je n'en peux plus de celui-ci, j'ai besoin d'un peu de chaleur", m'a répliqué, tout sourire: "C'est très bien qu'on n'a pas notre mot à dire, de temps en temps."

N'allez pas croire que ce type n'est pas charmant, il l'est. Juste aussi, parfois, surprenant. Il était un décorateur d'intérieur renommé, ce qui lui a permis d'écumer la Suisse. Encore il y a peu, il partait souvent en vadrouille en car postal. A présent, même marcher lui est devenu difficile. Il va jusqu'au banc, près de l'école. Il regarde la vie qui s'y agite, parfois confuse, parfois diffuse; il regarde la vie, qui bientôt lui échappera.

Reprenons ceci dit dans l'absence d'un froid inutilement redouté, effacé encore davantage par une impayable assemblée. Nous étions bien accoudés au comptoir du gaillard, le lac des Taillères était une sympathique glacière, juste derrière; mais ne se présenta pas moins l'heure du bus. Retour à La Brévine, d'où départ pour le Locle. Pas la localité la plus glamour de Suisse. Pique-nique autour d'une fontaine, derrière un arrêt de bus, après avoir zyeuté à gauche à droite. Encore une petite ascension depuis la gare, avant de partir, histoire de voir si un coup-d'oeil surplombant nous donnerait un sympathique point-de-vue.

Pour ma part, dodo dans le train qui nous ramenait à Neuche. Luca a bouquiné. Notre étape suivante: une expo dont le flyer faisait envie, belle photo d'un cheval et d'un gustion; "La cavalerie" pour intitulé. Cela ne ressemblait en rien à ce à quoi l'on aurait pu s'attendre: une dame d'une cinquantaine d'années nous a proposé un moment de poésie expérimentale et silencieuse, avec une fine couche d'eau sur une table, un fil, des feuilles de papier et des crayons; agréablement surprenant.

Notre journée bonnard s'est achevée au Café de l'Univers, autour de quelques verres. On a continué à parler de mots, d'images, d'imagination; se disant qu'il faudrait se "dépatouiller" pour les "touiller", en vue de belles et personnelles réalisations.

Longtemps que je n'avais pas remis en cause la valeur de la lecture, en soi. Mais ces derniers temps, mon regard scrutateur se cognant régulièrement sur cinquante variations de daube, je recommence à me poser la question. Je crois sincèrement qu'il est des ouvrages qui sont des insultes à l'intelligence, celle du coeur, du corps et de l'esprit. Cinquante nuances de gris, c'est un excellent titre pour donner à voir et sentir le ciel et ses lourdeurs, dans le nord-vaudois. Pour cette trilogie nauséabonde, j'opterai plutôt pour quelque chose avec "nuisance" et "rabougri".

Quelle merveille si une personne sur cent ayant lu cette niaiserie porno-soft s'était plongée dans "Loin de Chandigarh" de Tarun J Tejpal; si une sur cent avait consacré l'argent gaspillé à acheter un livre façonné avec soin par un éditeur passionné; si une sur cent était allée brûler ces pages ineptes, dépitée, en y ajoutant quelques journaux gratuits pour que le feu prenne encore mieux; si une sur cent ...
Joyce a écrit quelque part:

Take all Keep all.                   Prenez tout Gardez tout.
My soul walks with me,           Mon âme marche avec moi,
form of forms.                       forme de formes.

J'aime bien l'idée de sourire ceci au visage de l'huissier et du responsable marketing de la vie, ainsi qu'à pas mal de manifestations du grand simulacre permanent qui nous met la tête dans un sac à conneries.

On trouve ces mots de Pasquali, dans un livre en hommage à Chappaz: "Le problème qui se pose à chaque génération n'est pas seulement de savoir quel monde habiter, quel mode d'existence adopter (la marginalité forcée, le parasitisme accommodant  l'errance, la fuite en avant) ou quel maître, quel guide, quel père pratiquer, mais avant tout peut-être quelle langue parler."

José Gil, dans la revue Visão: "Le présent n'est pas une notion abstraite du temps, mais ce qui permet la consistance du mouvement dans l'écoulement de la vie. Ce qui permet la rencontre et l'intensification des forces vives du passé et du futur – pour qu'ils puissent irradier dans le présent en de multiples directions."

Aujourd'hui, départ pour la Tunisie. 70 ans de notre père au programme. A Tunis, qui nous réceptionnera, se tient le forum social mondial. Une petite et relative émulation qui doit réjouir une partie de la population, en agacer une autre; indifférer pas mal de monde, aussi.

Envie de vous quitter sur ceci, copié dans un petit bouquin de Michèle Lesbre: "C'est pourtant ce qui sauve le désir, cette envie d'entrer dans la lumière de l'autre, d'y trouver de quoi se rassurer ou simplement la force de prendre des risques."

Lettre à un premier violon hongrois





Fouinant dans de vieux papiers, j'ai exhumé un texte que Jean-Jacques Tillmann avait écrit dans le 24H, il y a dix ans. Sa chronique est toute froissée, la photo de Puskas, à qui il s'adresse, n'est plus que le souvenir d'une image déjà vieillie à la base. Mais relire cette lettre fictive m'a à nouveau fait frissonner, alors j'ai eu envie de la reproduire ici:



Mon cher Ferenc,

J'ai beaucoup hésité avant de me permettre de vous adresser quelques lignes. Elles paraîtront probablement nostalgiques et incongrues aux yeux des lecteurs de ce journal essentiellement tourmentés par l'avenir de son club phare, le Lausanne-Sports.

Le stade du LS, dit Olympique ou la Pontaise, où vous n'avez joué qu'une fois, le 17 septembre 1955 (5-4 pour la Hongrie, dont deux buts de Puskas contre deux doublés de Roger Vonlanthen et Kiki Antenen), devant 45'000 spectateurs, aujourd'hui se dépeuple.

Comme l'ancien Nepstadion de Budapest, aujourd'hui stade Ferenc Puskas.

Souvent je pense à votre pied gauche, du 38 « fillette », à votre jovialité exubérante, à votre art rarissime du contact humain, à votre générosité spontanée.

Mais c'est en regardant les photos de couverture de France Football du 17 au 31 décembre : Ronaldo, Zidane, puis Ronaldo et Zidane ensemble, béatifiés pour ainsi dire et statufiés, comme leurs trophées, que j'ai décidé de vous écrire.

Non pas pour susciter en vous la vénéneuse amertume que vous avez toujours superbement repoussée, de n'avoir pas été Ballon d'or ; alors que vous l'auriez gagné en 1950, 1952, 1953, 1954 peut-être, mais il n'existait pas encore ; ni champion du monde en 1954. Avec la plus belle équipe de tous les temps.

Ferenc, entre la carrière des autres grands et la vôtre, il y a l'insertion de l'histoire. Il n'est pas de parcours, ou plutôt d'aventure, de footballeurs comparable à la vôtre.

Pelé, le roi, a voyagé, mais il est resté « Santos-Brésil ». Beckenbauer, l'Empereur, a régné sur l'Allemagne, tremplin mondial. Comme Matthews, Bobby Charlton n'a jamais quitté l'Angleterre. Cruyff a inspiré Ajax, puis Barça, sans s'imposer vraiment. Yashin, ambassadeur de l'URSS, n'a jamais abandonné le Dynamo Moscou.

Platini, footeux authentique, est aujourd'hui aspiré, comme Beckenbauer, par les « honneurs suprêmes. »

Vous, Ferenc, personnage unique, vous avez un vrai destin. Premier violon hongrois sous le régime communiste de 1945 à 1956. Exilé de 1956 à 1958, pour échapper au même régime. Dès 1958, vous rebondissez au Real, à Madrid, où Franco durcit encore son pouvoir finissant. Au Real, buteur terrifiant, passeur génial, vous êtes le complice magistral de Di Stefano. Et ça, Ferenc, il fallait en être capable. C'est votre effacement subtil devant l'omniprésence impérialiste de Di Stefano qui fit de vous un duo incomparable.

En ce début de troisième année du troisième millénaire, j'aimerais vous faire remonter le temps de cinquante ans. Jusqu'en 1953. L'année historique où vous avez croisé Matthews et l'Angleterre, le temps d'un seul match, le « match du siècle », le 25 novembre 1953, à Wembley (Angleterre-Hongrie 3-6).

Ce mercredi-là, à 16h05, après le God save the Queen final, la foule, debout, ovationna les vainqueurs de la rencontre historique qui mettait fin à nonante ans d'invincibilité britannique dans son fief et ouvrait officiellement l'ère du football, sport du monde.

Le lendemain, avec une dignité émouvante et unanime, la presse londonienne titrait : « A nous maintenant d'aller à l'école des maîtres hongrois. »

Beaucoup plus tard, chez un Hongrois de Lausanne, je revis ce match. Sur l'écran, contre les rideaux tirés où l'image tremblotait, je devinais les combinaisons triangulaires stupéfiantes, dans un espace infime, et les passes plus longues, fruit de la mystification préparatoire vers Czibor, Kocsis, Puskas en pleine course, ou Hidegkuti, centre avant, dont la position inorthodoxe décrochée affolait Billy Wright, patron de la défense anglaise. Et par instant, sur cet écran de fortune, je voyais, dans la tribune officielle, quelques gentlemen écarquiller les yeux devant l'ensorcelante magie du football hongrois.

Ce football avait un parfum suave.

Celui d'aujourd'hui sent souvent la transpiration, ce qui peut plaire. Parfois pourtant, il pue trop « l'oseille. »

A vous, Ferenc Puskas, footballeur de génie, Danubien bourlingueur, violoniste inspiré, cœur d'or, cuisinier de cœur, mes vœux fervents pour une santé meilleure.

Jean-Jacques Tillmann